mardi 20 janvier 2009

3.Polyeucte renverse les idoles

Frontispice de Polyeucte



Fils d'un avocat au Parlement, Pierre Corneille (1606-1684) naquit à Rouen. Possesseur lui même de deux offices d'avocat, il écrivit d'abord des comédies: Mélite en 1929, Clitandre en 1632, la galerie du palais en 1633.

Il connut de bonne heure le succès grâce à sa tragédie, le Cid( 1636)
Après un silence de plusieurs années, il donna en 1640 deux nouvelles tragédies: Horace et Cinna.

Ses pièces, de valeur inégales, mais toutes pleines de grandeur et d'éclat se succédèrent alors régulièrement, sauf une interruption de 1652 à 1659; sa dernière tragédie, Suréna, est de 1674.

D'autres pièces eurent un énorme succès: Pompée (1643), Rodogune (1644) Nicomède (1651) et une comédie le Menteur (1644)

La Bruyère, vers la fin du siècle, qualifia son génie de "sublime"; on peut dire qu'il a créé la tragédie française.

Parmi les pièces qui retracent, comme en une immense fresque, les grandes périodes de l'histoire romaine, Polyeucte représente la diffusion du Christianisme dans l'Empire romain. Sous l'empereur Décius, au IIIème siècle, Polyeucte, gendre du gouverneur d'Arménie, Félix, a voulu, à peine baptisé, donner un témoignage de sa foi, en renversant les idoles, avec son ami Néarque, au cours d'un sacrifice solennel. Le récit de cette scène ( acte III scène 2, le passage est mis en italique) est fait par Stratonice, confidente de la jeune femme dePolyeucte, restée païenne comme sa maîtresse.


Polyeucte, gravure de H. Gravelot

Polyeucte de Pierre Corneille

ACTE III

Scène I.


Pauline.
Que de soucis flottants, que de confus nuages
Présentent à mes yeux d'inconstantes images !
Douce tranquillité, que je n'ose espérer,
Que ton divin rayon tarde à les éclairer !
Mille agitations, que mes troubles produisent,
Dans mon coeur ébranlé tour à tour se détruisent :
Aucun espoir n'y coule où j'ose persister ;
Aucun effroi n'y règne où j'ose m'arrêter.
Mon esprit, embrassant tout ce qu'il s'imagine,
Voit tantôt mon bonheur, et tantôt ma ruine,
Et suit leur vaine idée avec si peu d'effet,
Qu'il ne peut espérer ni craindre tout à fait.
Sévère incessamment brouille ma fantaisie :
J'espère en sa vertu, je crains sa jalousie ;
Et je n'ose penser que d'un oeil bien égal
Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival.
Comme entre deux rivaux la haine est naturelle,
L'entrevue aisément se termine en querelle :
L'un voit aux mains d'autrui ce qu'il croit mériter,
L'autre un désespéré qui peut trop attenter.
Quelque haute raison qui règle leur courage,
L'un conçoit de l'envie, et l'autre de l'ombrage ;
La honte d'un affront, que chacun d'eux croit voir
Ou de nouveau reçue, ou prête à recevoir,
Consumant dès l'abord toute leur patience,
Forme de la colère et de la défiance,
Et saisissant ensemble et l'époux et l'amant,
En dépit d'eux les livre à leur ressentiment.
Mais que je me figure une étrange chimère,
Et que je traite mal Polyeucte et Sévère !
Comme si la vertu de ces fameux rivaux
Ne pouvait s'affranchir de ces communs défauts !
Leurs âmes à tous deux d'elles-mêmes maîtresses
Sont d'un ordre trop haut pour de telles bassesses.
Ils se verront au temple en hommes généreux ;
Mais las ! Ils se verront, et c'est beaucoup pour eux.
Que sert à mon époux d'être dans Mélitène,
Si contre lui Sévère arme l'aigle romaine,
Si mon père y commande, et craint ce favori,
Et se repent déjà du choix de mon mari ?
Si peu que j'ai d'espoir ne luit qu'avec contrainte ;
En naissant il avorte, et fait place à la crainte ;
Ce qui doit l'affermir sert à le dissiper.
Dieux ! Faites que ma peur puisse enfin se tromper !


Scène II.


Pauline.
Mais sachons-en l'issue. Eh bien ! Ma Stratonice,
Comment s'est terminé ce pompeux sacrifice ?
Ces rivaux généreux au temple se sont vus ?

Stratonice.
Ah ! Pauline !

Pauline.
Mes voeux ont-ils été déçus ?
J'en vois sur ton visage une mauvaise marque.
Se sont-ils querellés ?

Stratonice.
Polyeucte, Néarque,
Les chrétiens...

Pauline.
Parle donc : les chrétiens...

Stratonice.
Je ne puis.

Pauline.
Tu prépares mon âme à d'étranges ennuis.

Stratonice.
Vous n'en sauriez avoir une plus juste cause.

Pauline.
L'ont-ils assassiné ?

Stratonice.
Ce serait peu de chose.
Tout votre songe est vrai, Polyeucte n'est plus...

Pauline.
Il est mort !

Stratonice.
Non, il vit ; mais, ô pleurs superflus !
Ce courage si grand, cette âme si divine,
N'est plus digne du jour, ni digne de Pauline.
Ce n'est plus cet époux si charmant à vos yeux ;
C'est l'ennemi commun de l'état et des dieux,
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste exécrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie : en un mot, un chrétien.

Pauline.
Ce mot aurait suffi sans ce torrent d'injures.

Stratonice.
Ces titres aux chrétiens sont-ce des impostures ?

Pauline.
Il est ce que tu dis, s'il embrasse leur foi ;
Mais il est mon époux, et tu parles à moi.

Stratonice.
Ne considérez plus que le dieu qu'il adore.

Pauline.
Je l'aimai par devoir : ce devoir dure encore.

Stratonice.
Il vous donne à présent sujet de le haïr :
Qui trahit tous nos dieux aurait pu vous trahir.

Pauline.
Je l'aimerais encor, quand il m'aurait trahie ;
Et si de tant d'amour tu peux être ébahie,
Apprends que mon devoir ne dépend point du sien :
Qu'il y manque, s'il veut ; je dois faire le mien.
Quoi ? S'il aimait ailleurs, serais-je dispensée
À suivre, à son exemple, une ardeur insensée ?
Quelque chrétien qu'il soit, je n'en ai point d'horreur ;
Je chéris sa personne, et je hais son erreur.
Mais quel ressentiment en témoigne mon père ?

Stratonice.
Une secrète rage, un excès de colère,
Malgré qui toutefois un reste d'amitié
Montre pour Polyeucte encor quelque pitié.
Il ne veut point sur lui faire agir sa justice,
Que du traître Néarque il n'ait vu le supplice.

Pauline.
Quoi ? Néarque en est donc ?

Stratonice.
Néarque l'a séduit :
De leur vieille amitié c'est là l'indigne fruit.
Ce perfide tantôt, en dépit de lui-même,
L'arrachant de vos bras, le traînait au baptême.
Voilà ce grand secret et si mystérieux
Que n'en pouvait tirer votre amour curieux.

Pauline.
Tu me blâmais alors d'être trop importune.

Stratonice.
Je ne prévoyais pas une telle infortune.

Pauline.
Avant qu'abandonner mon âme à mes douleurs,
Il me faut essayer la force de mes pleurs :
En qualité de femme ou de fille, j'espère
Qu'ils vaincront un époux, ou fléchiront un père.
Que si sur l'un et l'autre ils manquent de pouvoir,
Je ne prendrai conseil que de mon désespoir.
Apprends-moi cependant ce qu'ils ont fait au temple.

Stratonice.
C'est une impiété qui n'eut jamais d'exemple ;
Je ne puis y penser sans frémir à l'instant,
Et crains de faire un crime en vous la racontant.
Apprenez en deux mots leur brutale insolence.
Le prêtre avait à peine obtenu du silence,
Et devers l'orient assuré son aspect,
Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect.
À chaque occasion de la cérémonie,
À l'envi l'un et l'autre étalait sa manie,
Des mystères sacrés hautement se moquait,
Et traitait de mépris les dieux qu'on invoquait.
Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense ;
Mais tous deux s'emportant à plus d'irrévérence :
" quoi ? Lui dit Polyeucte en élevant sa voix,
Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois ? "
Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes
Qu'ils ont vomis tous deux contre Jupiter mêmes.
L'adultère et l'inceste en étaient les plus doux.
" oyez, dit-il ensuite, oyez, peuple, oyez tous.
Le dieu de Polyeucte et celui de Néarque
De la terre et du ciel est l'absolu monarque,
Seul être indépendant, seul maître du destin,
Seul principe éternel, et souveraine fin.
C'est ce dieu des chrétiens qu'il faut qu'on remercie
Des victoires qu'il donne à l'empereur Décie ;
Lui seul tient en sa main le succès des combats ;
Il le veut élever, il le peut mettre à bas ;
Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense ;
C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense.
Vous adorez en vain des monstres impuissants. "
Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens,
Après en avoir mis les saints vases par terre,
Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre,
D'une fureur pareille ils courent à l'autel.
Cieux ! A-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?
Du plus puissant des dieux nous voyons la statue
Par une main impie à leurs pieds abattue,
Les mystères troublés, le temple profané,
La fuite et les clameurs d'un peuple mutiné,
Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste.
Félix... Mais le voici qui vous dira le reste.

Pauline.
Que son visage est sombre et plein d'émotion !
Qu'il montre de tristesse et d'indignation !


Scène III.


Félix.
Une telle insolence avoir osé paraître !
En public ! À ma vue ! Il en mourra, le traître.

Pauline.
Souffrez que votre fille embrasse vos genoux.

Félix.
Je parle de Néarque, et non de votre époux.
Quelque indigne qu'il soit de ce doux nom de gendre,
Mon âme lui conserve un sentiment plus tendre :
La grandeur de son crime et de mon déplaisir
N'a pas éteint l'amour qui me l'a fait choisir.

Pauline.
Je n'attendais pas moins de la bonté d'un père.

Félix.
Je pouvais l'immoler à ma juste colère ;
Car vous n'ignorez pas à quel comble d'horreur
De son audace impie a monté la fureur ;
Vous l'avez pu savoir du moins de Stratonice.

Pauline.
Je sais que de Néarque il doit voir le supplice.

Félix.
Du conseil qu'il doit prendre il sera mieux instruit,
Quand il verra punir celui qui l'a séduit.
Au spectacle sanglant d'un ami qu'il faut suivre,
La crainte de mourir et le désir de vivre
Ressaisissent une âme avec tant de pouvoir,
Que qui voit le trépas cesse de le vouloir.
L'exemple touche plus que ne fait la menace :
Cette indiscrète ardeur tourne bientôt en glace,
Et nous verrons bientôt son coeur inquiété
Me demander pardon de tant d'impiété.

Pauline.
Vous pouvez espérer qu'il change de courage ?

Félix.
Aux dépens de Néarque il doit se rendre sage.

Pauline.
Il le doit ; mais, hélas ! Où me renvoyez-vous,
Et quels tristes hasards ne court point mon époux,
Si de son inconstance il faut qu'enfin j'espère
Le bien que j'espérais de la bonté d'un père ?

Félix.
Je vous en fais trop voir, Pauline, à consentir
Qu'il évite la mort par un prompt repentir.
Je devais même peine à des crimes semblables ;
Et mettant différence entre ces deux coupables,
J'ai trahi la justice à l'amour paternel ;
Je me suis fait pour lui moi-même criminel ;
Et j'attendais de vous, au milieu de vos craintes,
Plus de remercîments que je n'entends de plaintes.

Pauline.
De quoi remercier qui ne me donne rien ?
Je sais quelle est l'humeur et l'esprit d'un chrétien :
Dans l'obstination jusqu'au bout il demeure ;
Vouloir son repentir, c'est ordonner qu'il meure.

Félix.
Sa grâce est en sa main, c'est à lui d'y rêver.

Pauline.
Faites-la toute entière.

Félix.
Il la peut achever.

Pauline.
Ne l'abandonnez pas aux fureurs de sa secte.

Félix.
Je l'abandonne aux lois, qu'il faut que je respecte.

Pauline.
Est-ce ainsi que d'un gendre un beau-père est l'appui ?

Félix.
Qu'il fasse autant pour soi comme je fais pour lui.

Pauline.
Mais il est aveuglé.

Félix.
Mais il se plaît à l'être :
Qui chérit son erreur ne la veut pas connaître.

Pauline.
Mon père, au nom des dieux...

Félix.
Ne les réclamez pas,
Ces dieux dont l'intérêt demande son trépas.

Pauline.
Ils écoutent nos voeux.

Félix.
Eh bien ! Qu'il leur en fasse.

Pauline.
Au nom de l'empereur dont vous tenez la place...

Félix.
J'ai son pouvoir en main ; mais s'il me l'a commis,
C'est pour le déployer contre ses ennemis.

Pauline.
Polyeucte l'est-il ?

Félix.
Tous chrétiens sont rebelles.

Pauline.
N'écoutez point pour lui ces maximes cruelles :
En épousant Pauline il s'est fait votre sang.

Félix.
Je regarde sa faute, et ne vois plus son rang.
Quand le crime d'état se mêle au sacrilège,
Le sang ni l'amitié n'ont plus de privilège.

Pauline.
Quel excès de rigueur !

Félix.
Moindre que son forfait.

Pauline.
Ô de mon songe affreux trop véritable effet !
Voyez-vous qu'avec lui vous perdez votre fille ?

Félix.
Les dieux et l'empereur sont plus que ma famille.

Pauline.
La perte de tous deux ne vous peut arrêter !

Félix.
J'ai les dieux et Décie ensemble à redouter.
Mais nous n'avons encore à craindre rien de triste :
Dans son aveuglement pensez-vous qu'il persiste ?
S'il nous semblait tantôt courir à son malheur,
C'est d'un nouveau chrétien la première chaleur.

Pauline.
Si vous l'aimez encor, quittez cette espérance,
Que deux fois en un jour il change de croyance :
Outre que les chrétiens ont plus de dureté,
Vous attendez de lui trop de légèreté.
Ce n'est point une erreur avec le lait sucée,
Que sans l'examiner son âme ait embrassée :
Polyeucte est chrétien, parce qu'il l'a voulu,
Et vous portait au temple un esprit résolu.
Vous devez présumer de lui comme du reste :
Le trépas n'est pour eux ni honteux ni funeste ;
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos dieux ;
Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux ;
Et croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n'importe,
Les supplices leur sont ce qu'à nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs :
La mort la plus infâme, ils l'appellent martyre.

Félix.
Eh bien donc ! Polyeucte aura ce qu'il désire :
N'en parlons plus.

Pauline.
Mon père...



Scène IV.


Félix.
Albin, en est-ce fait ?

Albin.
Oui, seigneur, et Néarque a payé son forfait.

Félix.
Et notre Polyeucte a vu trancher sa vie ?

Albin.
Il l'a vu, mais, hélas ! Avec un oeil d'envie.
Il brûle de le suivre, au lieu de reculer ;
Et son coeur s'affermit, au lieu de s'ébranler.

Pauline.
Je vous le disais bien. Encore un coup, mon père,
Si jamais mon respect a pu vous satisfaire,
Si vous l'avez prisé, si vous l'avez chéri...

Félix.
Vous aimez trop, Pauline, un indigne mari.

Pauline.
Je l'ai de votre main : mon amour est sans crime ;
Il est de votre choix la glorieuse estime ;
Et j'ai, pour l'accepter, éteint le plus beau feu
Qui d'une âme bien née ait mérité l'aveu.
Au nom de cette aveugle et prompte obéissance
Que j'ai toujours rendue aux lois de la naissance,
Si vous avez pu tout sur moi, sur mon amour,
Que je puisse sur vous quelque chose à mon tour !
Par ce juste pouvoir à présent trop à craindre,
Par ces beaux sentiments qu'il m'a fallu contraindre,
Ne m'ôtez pas vos dons : ils sont chers à mes yeux,
Et m'ont assez coûté pour m'être précieux.

Félix.
Vous m'importunez trop : bien que j'aye un coeur tendre,
Je n'aime la pitié qu'au prix que j'en veux prendre ;
Employez mieux l'effort de vos justes douleurs :
Malgré moi m'en toucher, c'est perdre et temps et pleurs ;
J'en veux être le maître, et je veux bien qu'on sache
Que je la désavoue alors qu'on me l'arrache.
Préparez-vous à voir ce malheureux chrétien,
Et faites votre effort quand j'aurai fait le mien.
Allez : n'irritez plus un père qui vous aime,
Et tâchez d'obtenir votre époux de lui-même.
Tantôt jusqu'en ce lieu je le ferai venir :
Cependant quittez-nous, je veux l'entretenir.

Pauline.
De grâce, permettez...

Félix.
Laissez-nous seuls, vous dis-je :
Votre douleur m'offense autant qu'elle m'afflige.
À gagner Polyeucte appliquez tous vos soins ;
Vous avancerez plus en m'importunant moins.


Scène V.


Félix.
Albin, comme est-il mort ?

Albin.
En brutal, en impie,
En bravant les tourments, en dédaignant la vie,
Sans regret, sans murmure, et sans étonnement,
Dans l'obstination et l'endurcissement,
Comme un chrétien enfin, le blasphème à la bouche.

Félix.
Et l'autre ?

Albin.
Je l'ai dit déjà, rien ne le touche.
Loin d'en être abattu, son coeur en est plus haut ;
On l'a violenté pour quitter l'échafaud.
Il est dans la prison où je l'ai vu conduire ;
Mais vous êtes bien loin encor de le réduire.

Félix.
Que je suis malheureux !

Albin.
Tout le monde vous plaint.

Félix.
On ne sait pas les maux dont mon coeur est atteint :
De pensers sur pensers mon âme est agitée,
De soucis sur soucis elle est inquiétée ;
Je sens l'amour, la haine, et la crainte, et l'espoir,
La joie et la douleur tour à tour l'émouvoir ;
J'entre en des sentiments qui ne sont pas croyables :
J'en ai de violents, j'en ai de pitoyables,
J'en ai de généreux qui n'oseraient agir,
J'en ai même de bas, et qui me font rougir.
J'aime ce malheureux que j'ai choisi pour gendre,
Je hais l'aveugle erreur qui le vient de surprendre ;
Je déplore sa perte, et le voulant sauver,
J'ai la gloire des dieux ensemble à conserver ;
Je redoute leur foudre et celui de Décie ;
Il y va de ma charge, il y va de ma vie :
Ainsi tantôt pour lui je m'expose au trépas,
Et tantôt je le perds pour ne me perdre pas.

Albin.
Décie excusera l'amitié d'un beau-père ;
Et d'ailleurs Polyeucte est d'un sang qu'on révère.

Félix.
À punir les chrétiens son ordre est rigoureux ;
Et plus l'exemple est grand, plus il est dangereux.
On ne distingue point quand l'offense est publique ;
Et lorsqu'on dissimule un crime domestique,
Par quelle autorité peut-on, par quelle loi,
Châtier en autrui ce qu'on souffre chez soi ?

Albin.
Si vous n'osez avoir d'égard à sa personne,
Écrivez à Décie afin qu'il en ordonne.

Félix.
Sévère me perdrait, si j'en usais ainsi :
Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci.
Si j'avais différé de punir un tel crime,
Quoiqu'il soit généreux, quoiqu'il soit magnanime,
Il est homme, et sensible, et je l'ai dédaigné ;
Et de tant de mépris son esprit indigné,
Que met au désespoir cet hymen de Pauline,
Du courroux de Décie obtiendrait ma ruine.
Pour venger un affront tout semble être permis,
Et les occasions tentent les plus remis.
Peut-être, et ce soupçon n'est pas sans apparence,
Il rallume en son coeur déjà quelque espérance ;
Et croyant bientôt voir Polyeucte puni,
Il rappelle un amour à grand'peine banni.
Juge si sa colère, en ce cas implacable,
Me ferait innocent de sauver un coupable,
Et s'il m'épargnerait, voyant par mes bontés
Une seconde fois ses desseins avortés.
Te dirai-je un penser indigne, bas et lâche ?
Je l'étouffe, il renaît ; il me flatte, et me fâche :
L'ambition toujours me le vient présenter,
Et tout ce que je puis, c'est de le détester.
Polyeucte est ici l'appui de ma famille ;
Mais si, par son trépas, l'autre épousait ma fille,
J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis,
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.
Mon coeur en prend par force une maligne joie ;
Mais que plutôt le ciel à tes yeux me foudroie,
Qu'à des pensers si bas je puisse consentir,
Que jusque-là ma gloire ose se démentir !

Albin.
Votre coeur est trop bon, et votre âme trop haute.
Mais vous résolvez-vous à punir cette faute ?

Félix.
Je vais dans la prison faire tout mon effort
À vaincre cet esprit par l'effroi de la mort ;
Et nous verrons après ce que pourra Pauline.

Albin.
Que ferez-vous enfin, si toujours il s'obstine ?

Félix.
Ne me presse point tant : dans un tel déplaisir
Je ne puis que résoudre, et ne sais que choisir.

Albin.
Je dois vous avertir, en serviteur fidèle,
Qu'en sa faveur déjà la ville se rebelle,
Et ne peut voir passer par la rigueur des lois
Sa dernière espérance et le sang de ses rois.
Je tiens sa prison même assez mal assurée :
J'ai laissé tout autour une troupe éplorée ;
Je crains qu'on ne la force.

Félix.
Il faut donc l'en tirer,
Et l'amener ici pour nous en assurer.

Albin.
Tirez-l'en donc vous-même, et d'un espoir de grâce
Apaisez la fureur de cette populace.

Félix.
Allons, et s'il persiste à demeurer chrétien,
Nous en disposerons sans qu'elle en sache rien.

Polyeucte et Pauline par Luc-Olivier Merson (1888)


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